En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/7

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 326-332).
saint-sébastien.


Saint-Sébastien — 2 août.

Je suis en Espagne. J’y ai un pied du moins. Ceci est un pays de poëtes et de contrebandiers. La nature est magnifique ; sauvage comme il la faut aux rêveurs, âpre comme il la faut aux voleurs. Une montagne au milieu de la mer. La trace des bombes sur toutes les maisons, la trace des tempêtes sur tous les rochers, la trace des puces sur toutes les chemises ; voilà Saint-Sébastien.

Mais suis-je bien en Espagne ? Saint-Sébastien tient à l’Espagne comme l’Espagne tient à l’Europe, par une langue de terre. C’est une presqu’île dans la presqu’île ; et ici encore, comme dans une foule d’autres choses, l’aspect physique est la figure de l’état moral. On est à peine espagnol à Saint-Sébastien ; on est basque.

C’est ici le Guipuzcoa, c’est l’antique pays des fueros, ce sont les provinces libres vascongadas. On parle bien un peu castillan, mais on parle surtout bascuence. Les femmes ont la mantille, mais elles n’ont pas la basquine ; et encore cette mantille, que les madrilènes portent avec tant de coquetterie et de grâce jusque sur les yeux, les guipuzcoanes la relèguent sur l’arrière-sommet de la tête, ce qui ne les empêche pas d’ailleurs d’être très coquettes et très gracieuses. On danse le soir sur la pelouse en faisant claquer ses doigts dans le creux de sa main ; ce n’est que l’ombre des castagnettes. Les danseuses se balancent avec une souplesse harmonieuse, mais sans verve, sans fougue, sans emportement, sans volupté ; ce n’est que l’ombre de la cachucha.

Et puis les français sont partout ; dans la ville, sur douze marchands tenant boticas, il y a trois français. Je ne m’en plains pas ; je constate le fait. Au reste, à ne les considérer, bien entendu, que sous le côté des mœurs, toutes ces villes-ci, en deçà comme au delà, Bayonne comme Saint-Sébastien, Oloron comme Tolosa, ne sont que des pays mixtes. On y sent le remous des peuples qui se mêlent. Ce sont des embouchures de fleuves. Ce n’est ni France ni Espagne, ni mer ni rivière.

Aspect singulier d’ailleurs, et digne d’étude. J’ajoute qu’ici un lien secret et profond, et que rien n’a pu rompre, unit, même en dépit des traités, ces frontières diplomatiques, même en dépit des Pyrénées, ces frontières naturelles, tous les membres de la mystérieuse famille basque. Le vieux mot Navarre n’est pas un mot. On naît basque, on parle basque, on vit basque et l’on meurt basque. La langue basque est une patrie, j’ai presque dit une religion. Dites un mot basque à un montagnard dans la montagne ; avant ce mot, vous étiez à peine un homme pour lui ; ce mot prononcé, vous voilà son frère. La langue espagnole est ici une étrangère comme la langue française.

Sans doute cette unité vascongada tend à décroître et finira par disparaître. Les grands états doivent absorber les petits ; c’est la loi de l’histoire et de la nature. Mais il est remarquable que cette unité, si chétive en apparence, ait résisté si longtemps. La France a pris un revers des Pyrénées, l’Espagne a pris l’autre ; ni la France ni l’Espagne n’ont pu désagréger le groupe basque. Sous l’histoire nouvelle qui s’y superpose depuis quatre siècles, il est encore parfaitement visible comme un cratère sous un lac.

Jamais la loi d’adhésion moléculaire sous laquelle se forment les nations n’a plus énergiquement lutté contre les mille causes de toutes sortes qui dissolvent et recomposent ces grandes formations naturelles. Je voudrais, soit dit en passant, que les faiseurs d’histoire et les faiseurs de traités étudiassent un peu plus qu’ils n’en ont l’habitude cette mystérieuse chimie selon laquelle se fait et se défait l’humanité.

Cette unité basque amène des résultats étranges. Ainsi le Guipuzcoa est un vieux pays de communes. L’antique esprit républicain d’Andorre et de Bagnères s’est répandu depuis des siècles dans les monts Jaitzquivel, qui sont en quelque façon le Jura des Pyrénées. Ici l’on vivait sous une charte, tandis que la France était sous la monarchie absolue très chrétienne et l’Espagne sous la monarchie absolue catholique. Ici, depuis un temps immémorial, le peuple élit l’alcade, et l’alcade gouverne le peuple. L’alcade est maire, l’alcade est juge, et il appartient au peuple. Le curé appartient au pape. Que reste-t-il au roi ? le soldat. Mais si c’est un soldat castillan, le peuple le rejettera ; si c’est un soldat basque, le curé et l’alcade auront son cœur ; le roi n’aura que son uniforme.

Au premier abord, il semblerait qu’une nation pareille était admirablement préparée pour recevoir les nouveautés françaises. Erreur. Les vieilles libertés craignent la liberté nouvelle. Le peuple basque l’a bien prouvé.

Au commencement de ce siècle, les cortès, qui faisaient à tout propos, et souvent d’ailleurs à propos, des traductions de la Constituante, décrétèrent l’unité espagnole. L’unité basque se révolta. L’unité basque, acculée à ses montagnes, entreprit la guerre du nord contre le midi. Le jour où le trône rompit avec les cortès, c’est dans le Guipuzcoa que la royauté effrayée et traquée se réfugia. Le pays des droits, la nation des fueros cria : Viva el rey neto ! L’antique liberté basque fit cause commune contre l’esprit révolutionnaire avec l’antique monarchie des Espagnes et des Indes.

Et sous cette contradiction apparente il y avait une logique profonde et un instinct vrai. Les révolutions — insistons sur ceci — ne traitent pas moins rudement les anciennes libertés que les anciens pouvoirs. Elles remettent tout à neuf, et refont tout sur une grande échelle ; car elles travaillent pour l’avenir, et elles prennent dès à présent la mesure de l’Europe future.

De là ces immenses généralisations qui sont, pour ainsi dire, les cadres des nations de l’avenir et qui s’approprient si difficilement aux vieux peuples, et qui tiennent si peu compte des vieilles mœurs, des vieilles lois, des vieilles coutumes, des vieilles franchises, des vieilles frontières, des vieux idiomes, des vieilles habitudes, des vieux empiétements, des vieux nœuds que toutes les choses font, des vieux principes, des vieux systèmes, des vieux faits.

Dans la langue révolutionnaire, les vieux principes s’appellent préjugés, les vieux faits s’appellent abus. Cela est tout à la fois vrai et faux. Quelles qu’elles soient, républicaines ou monarchiques, les sociétés vieillies se remplissent d’abus, comme les vieux hommes de rides et les vieux édifices de ronces ; mais il faudrait distinguer, arracher la ronce et respecter l’édifice, arracher l’abus et respecter l’état. C’est ce que les révolutions ne savent, ne veulent ni ne peuvent faire. Distinguer, choisir, élaguer, elles ont bien le temps vraiment ! elles ne viennent pas pour sarcler le champ, mais pour faire trembler la terre.

Une révolution n’est pas un jardinier ; c’est le souffle de Dieu.

Elle passe une première fois, tout s’écroule ; elle passe une seconde fois, tout renaît.

Les révolutions donc malmènent le passé. Tout ce qui a un passé les craint. Aux yeux des révolutions, l’antique roi d’Espagne était un abus, l’antique alcade basque en était un autre. Les deux abus ont senti le péril, et se sont ligués contre l’ennemi commun. Le roi s’est appuyé sur l’alcade ; et voilà comment il s’est fait qu’au grand étonnement de ceux qui ne voient que les surfaces des choses, la vieille république guipuzcoane a lutté pour le vieux despotisme castillan contre la constitution de 1812.

Ceci du reste n’est pas sans analogie avec le fait de la Vendée. La Bretagne était un pays d’états et de franchises. Le jour où la République une et indivisible fut décrétée, la Bretagne sentit confusément que l’unité bretonne allait se perdre dans la grande unité française ; elle se leva comme un seul homme pour défendre le passé, et lutta pour le roi de France contre la Convention nationale. Les anciens peuples qui combattent de la sorte sont trop faibles pour descendre en plaine et livrer des batailles rangées aux races nouvelles, aux idées nouvelles, aux armées nouvelles ; ils appellent la nature à leur aide ; ils font la guerre de bruyères, la guerre de montagnes, la guerre du désert. La Vendée fit la guerre de bruyères ; le Guipuzcoa rit la guerre de montagnes ; l’Afrique fait la guerre du désert.

Cette guerre a laissé ici sa trace partout. Au milieu de la plus belle nature et de la plus belle culture, parmi des champs de tomates qui vous montent jusqu’aux hanches, parmi des champs de maïs où la charrue passe deux fois par saison, vous voyez tout à coup une maison sans vitres, sans porte, sans toit, sans habitants. Qu’est cela ? Vous regardez. La trace de l’incendie est sur les pierres du mur. Qui a brûlé cette maison ? ce sont les carlistes. Le chemin tourne. En voici une autre. Qui a brûlé celle-ci ? les cristinos. Entre Ernani et Saint-Sébastien, j’avais entrepris de compter les ruines que je voyais de la route. En cinq minutes, j’en ai compté dix-sept. J’y ai renoncé.

En revanche, la petite révolution anti-espartériste, qu’on appelle el pronunciamiento, s’est faite à Saint-Sébastien le plus paisiblement du monde. Saint-Sébastien ne bougeait pas, laissant les autres villes de la province « se prononcer » à leur fantaisie. Sur ce, arrive une menace des gens de Pampelune, qu’il faut un pronunciamiento à Saint-Sébastien, ou qu’autrement ils y descendront. Saint-Sébastien n’a pas peur, mais cette pauvre ville est fatiguée. La guerre civile d’Espartero après la guerre civile de don Carlos, c’était trop. Les principaux de la ville se sont réunis à l’ayuntamiento ; on a convoqué les deux officiers de chaque compagnie de la milice urbaine ; on a dressé dans une salle une table avec un tapis vert ; sur cette table on a rédigé une chose quelconque, on a lu cette chose par une fenêtre aux passants qui étaient dans la place ; quelques enfants qui jouaient aux marelles se sont interrompus un instant et ont crié : Vivat. Le soir même on a signifié cet événement à la garnison qui était dans le castillo. La garnison a adhéré à la chose écrite sur la table de la mairie et lue à la fenêtre de la place. Le lendemain le général a pris la poste, le surlendemain le chef politique a pris la diligence ; deux jours après le colonel s’en est allé. La révolution était faite.

Voilà du moins l’histoire telle qu’on me l’a contée.

Je faisais route, en traversant ce beau pays dévasté, avec un ancien capitaine carliste, juché comme moi sur l’impériale de las diligencias peninsulares de Bayonne. C’était un homme de bonnes manières, distingué, silencieux, pensif. Je lui demandai à brûle-pourpoint en espagnol : Que pensa usted de don Carlos ? (Que pensez-vous de don Carlos ?) Il me répondit coup pour coup en français : C’est un imbécile. Prenez imbécile dans le sens d’imbecillis, débile. Vous aurez un jugement vrai qui ne tombera pas sur l’homme, mais sur le moment donné où l’homme a vécu.

Cette guerre de 1835 à 1839 a été sauvage et violente. Les paysans ont vécu cinq ans, dispersés dans les bois et dans la montagne, sans mettre le pied dans leurs maisons. Tristes instants pour une nation que ceux où le chez soi disparaît. Les uns étaient enrôlés, les autres en fuite. Il fallait être carliste ou cristino. Les partis veulent qu’on soit d’un parti. Les cristinos brûlaient les carlistes, et les carlistes les cristinos. C’est la vieille loi, la vieille histoire, le vieil esprit humain.

Ceux qui s’abstenaient étaient traqués aujourd’hui par les carlistes et fusillés demain par les cristinos. Toujours quelque incendie fumait à l’horizon.

Les nations en guerre connaissent le droit des gens, les partis, non.

Ici la nature fait tout ce qu’elle peut pour rasséréner l’homme, et l’homme fait tout ce qu’il peut pour assombrir la nature.

Don Carlos ne prenait, de sa personne, aucune part à la guerre. Il résidait tantôt à Tolosa, tantôt à Ernani. Quelquefois, il allait d’une ville à l’autre, tenant une petite cour, ayant des levers, et vivant selon l’étiquette espagnole la plus rigoureuse. Quand il arrivait dans quelque village où il n’avait pas encore logé, on lui choisissait la meilleure maison ; mais il savait se contenter de peu. Il allait ordinairement vêtu d’une redingote de couleur sombre, sans épaulettes ni broderies, avec la toison d’or et la plaque de Charles III. Son fils, le prince des Asturies, portait le béret basque, et avait fort bonne mine ainsi. Don Carlos, madame la princesse de Beïra sa femme, et le prince des Asturies, voyageaient à cheval ; et madame la princesse de Beïra donnait l’exemple du courage dans le péril et de la gaieté dans la fatigue. Plusieurs fois le groupe royal faillit être surpris par Espartero ; la princesse alors montait allègrement à cheval, et disait en riant : Vamos.

Ferdinand VII n’aimait pas don Carlos, et le craignait. Il l’accusait de conspirer sous son règne ; ce qui n’était pas. Pourtant, la dernière personne que le roi Ferdinand voyait tous les soirs avant de s’endormir, c’était son frère. À minuit don Carlos entrait, baisait la main du roi, et sortait, souvent sans que les deux frères eussent échangé une parole.

Les gardes du corps avaient ordre de ne laisser entrer à cette heure dans la chambre royale que don Carlos et le fameux père Cyrillo. Ce père Cyrillo avait de l’esprit et des lettres. C’est un profil qui eût valu la peine d’être dessiné entre deux pareils princes et deux pareils frères. Les partis l’ont défiguré à fantaisie avec une étrange fureur.

Il y avait beaucoup d’anglais parmi les gardes du corps de Ferdinand VII. C’était à eux que le roi parlait le plus volontiers quand il allait jouer, après la messe, cette partie de billard qui était sa plus grande affaire, et qui durait presque toute la journée. Lorsqu’il était en belle humeur, il leur donnait des cigares. À vrai dire, don Carlos fut perdu comme prétendant le jour où Zumalacarragui mourut. Zumalacarragui était un vrai basque. Il était le nœud du faisceau carliste. Après sa mort, l’armée de « Charles V » ne fut plus qu’un fagot délié, comme dit le marquis de Mirabeau. Il y avait deux partis autour de don Carlos, le parti de la cour, el rey neto, et le parti des droits, los fueros. Zumalacarragui était l’homme des « droits ». Il neutralisait près du prince l’influence cléricale ; il disait souvent : El demonio los frayles ! Il tenait tête au père Larranaga, confesseur de don Carlos. La Navarre adorait Zumalacarragui. Grâce à lui, l’armée de don Carlos compta un moment trente mille combattants réguliers et deux cent cinquante mille insurgés auxiliaires, répandus dans la plaine, dans la forêt et dans la montagne. Le général basque traitait d’ailleurs « son roi » assez cavalièrement. C’était lui qui plaçait et déplaçait à sa fantaisie cette pièce capitale de la partie d’échecs qu’on jouait alors en Espagne. Zumalacarragui écrivait sur un chiffon de papier : Hoy su magestad ira a tal parte ! Don Carlos allait.

La guerre de Navarre finit en 1839, brusquement. La trahison de Maroto, payée, dit-on, un million de piastres, brisa l’armée carliste. Don Carlos, obligé de se réfugier en France, fut conduit jusqu’à la frontière à coups de fusil.

Ce jour-là, quelques familles de Bayonne étaient allées pour se divertir précisément à ce point de la frontière où le hasard amena don Carlos. Elles assistèrent à l’entrée du prince et à la dernière lutte de la petite troupe fidèle qui l’entourait. Dès que le prince eut mis le pied sur le territoire français, la fusillade cessa.

Il y avait là une pauvre masure de chevrier. Don Carlos y entra. En entrant, il dit à madame la princesse de Beïra qui l’accompagnait : — Avez-vous eu peur ? — Non, seigneur, répondit-elle.

Puis le prince demanda une chaise et se fit dire la messe par son chapelain. La messe entendue, il prit le chocolat et fuma un cigare.

La poignée d’hommes qui avait combattu pour lui jusqu’au dernier moment ne se composait que de navarrais. Elle fut entourée et saisie par un détachement français. Ces pauvres soldats s’en allèrent d’un côté et don Carlos de l’autre. Il ne leur adressa pas une parole ; il ne les regarda même pas. Le prince et l’armée se séparèrent sans un adieu.

Elio, qui avait passé dix-sept mois en prison par ordre de don Carlos, était de cette troupe. Quand il arriva à Bayonne, le général Harispe lui dit : — Général Elio, j’ai l’ordre de faire une exception pour vous. Demandez-moi tout ce que vous voudrez. Que désirez-vous pour vous et votre famille ? — Du pain et des souliers pour mes soldats, dit Elio. — Et pour votre famille ? — Je viens de vous le dire. — Vous n’avez parlé que de vos soldats, reprit le général Harispe. — Mes soldats, répondit Elio, c’est ma famille. — Elio était un héros.

Saint-Sébastien a vu tous ces événements, et bien d’autres encore. Il a été bombardé par les français en 1719, et brûlé en 1813 par les anglais.

Mais on m’annonce que le courrier part. Je jette à la hâte, et sans le relire, tout ce griffonnage sous enveloppe. Il me semble que je puis finir cette lettre par un bombardement et un incendie.